Pour rendre hommage au compositeur Karlheinz Stockhausen, décédé ce 5 décembre 2007 à Kürten, en Allemagne (lire notre article), nous vous proposons de relire l'interview de son claviériste Antonio Pérez Abellan, réalisée par Fabrizio Rota à l'occasion de la Settimana Stockhausen, qui s'est déroulée du 6 novembre au 13 novembre 2004 dans les villes de Bologne, Modène et Reggio Emilia, en Italie ; cette interview a précédemment été publiée dans le n° 223 des Cahiers de l'ACME (juillet 2005).
Le synthétiseur dans la musique de Stockhausen
Entretien avec Antonio Pérez Abellán
Lors du festival Settimana Stockhausen, organisé par AngelicA Festival avec la collaboration des théâtres communaux de Bologne, Modène et Reggio Emilia (Italie), nous avons rencontré Antonio Pérez Abellán, jeune interprète des compositions pour clavier de Karlheinz Stockhausen, et nous lui avons posé des questions sur son travail comme musicien par rapport à la programmation et l’interprétation au synthétiseur.
Peux-tu nous décrire ton parcours musical ?
J’ai commencé à étudier le piano à 10 ans en Espagne, j’aimais beaucoup le romantisme, surtout Franz Liszt, il était mon idole, et à la fin de mes études j’ai écouté par hasard le Klavierstück XIII tiré de l’0péra Samstag aus Licht de Stockhausen. Ça m’a beaucoup fasciné et j’ai commencé à acheter des disques et des partitions de musique contemporaine : Ligeti, Berio, Stockhausen… J’étais fortement intéressé et j’ai pris la décision d’aller étudier le répertoire contemporain à Amsterdam avec Alexander Hrisanide. Après, j’ai eu l’occasion d’étudier le Klavierstück XIII à Berlin avec Majella Stockhausen, la fille de Stockhausen. C’était elle qui m’a proposé de présenter ce Klavierstück à son père. Donc j’ai pris rendez-vous avec Stockhausen à Kürten, il m’a écouté et après une leçon de 4 heures il m’a dit que nous travaillerions ensemble dans le futur. C’était en 1993.
Et le synthétiseur ?
Je travaillais comme professeur de musique de chambre au conservatoire, en Espagne, et en 1996 j’ai reçu une lettre de Stockhausen. On était toujours resté en contact pendant ce temps-là, et cette lettre disait : « Antonio, le temps est arrivé ! S’il te plaît, prépare Wochenkreis, Synthi-Fou… », toutes des compositions pour synthétiseur, mais moi je n’avais pas de synthétiseur ! J’ai acheté des machines en Espagne – je n’y connaissais rien ! - et j’ai cherché des informations. Mais j’ai même acheté de mauvaises machines, avec lesquelles j’ai commencé à programmer. C’était un bon exercice de tirer quelque chose de bon de ces machines-là. Après, et avec un peu plus d’expérience, j’ai commencé à travailler avec des synthétiseurs comme Kurzweil, Akai et Yamaha. Je me suis passionné pour le travail avec l’instrument - surtout en relation à la musique de Stockhausen – et aux nouvelles possibilités que l’instrument te donne par rapport au piano : les glissandi, la possibilité de pouvoir faire un vibrato en utilisant un contrôle dynamique comme l’aftertouch, la création de gammes microtonales ou le fait de pouvoir programmer l’évolution d’un timbre tant sur un plan dynamique que spectral.
Tu as donc étudié la synthèse, la physique du son…
Oui, mais je ne suis – pas encore - devenu un expert, je veux dire un « vrai technicien » de la synthèse. Ma démarche garde toujours un coté intuitif : j'ai plus confiance dans mon oreille d’interprète qu’en mon cerveau de programmeur.
Donc tous les sons qu’on écoute dans les compositions que tu joues ont été conçus et réalisés par toi ?
Oui, sauf pour les pièces composées avant ma collaboration avec Stockhausen, où il y a les exemples des sons programmés par Simon Stockhausen qui fonctionnent comme référence. Ce sont des exemples sonores pour la programmation.
Comme pour Synthi-Fou… (1)
Exactement, bien que j’aie fait ma propre version de la pièce, de nombreux sons sont inspirés du travail de Simon.
Une fois que les sons sont fixés pour une composition, ils restent toujours les mêmes…
C’est mieux, parce que par exemple dans Die 7 Lieder der Tage (Les Chansons des 7 jours), les sons ont été conçus par Simon ; il y a des heures et des heures de travail derrière cela, et c' est mieux qu’ils soient les mêmes ou similaires, parce qu’ils sont en relation avec la composition.
Et quand tu travailles sur une nouvelle composition, est-ce qu’il y a sur la partition des indications spécifiques quant au caractère des sons ?
Parfois. En général, le travail est différent pour chaque composition. Parfois, on a des indications par rapport au timbre, comme dans Licht (2) où on a des caractéristiques timbriques pour chaque personnage ; par exemple, Michael a une forme d’onde en dents de scie, Eva c’est plutôt l’onde carrée, un peu comme la clarinette… et Lucifer est un mélange des deux. Dans d’autres compositions je peux choisir, mais cette « liberté » est le fruit des années de collaboration avec Stockhausen. Il me fait confiance… mais si c’était quelqu’un d’autre… c'est difficile que tout puisse lui plaire. Comme je viens de dire, je ne suis pas un professionnel de la programmation et je suis bien conscient de cela. Mais l’objet de mon travail est le son en fonction de la musique et pas seulement le son pour lui-même. Par exemple, dans Düfte Zeichen j’avais programmé des sons avec beaucoup d’effets, phasing, réverbération… très spectaculaire… et quand j’ai fait écouter ça a Stockhausen il a dit : « No… ça ressemble à la musique hollywoodienne, j’ai besoin de sons plus simples ». En effet dans cette composition-là il y a des accords qui durent des minutes… Naturellement il avait raison, parce que de cette façon la musique sonne beaucoup plus mystique que ce qui était l’intention de la composition. Donc il s’agit toujours d’une balance entre le discours musical et sa manifestation sonore. Beaucoup de gens, quand ils font des critiques sur les sons du synthétiseur, se limitent au pur domaine sonore et sont incapables de dire quoi que ce soit sur la musique, en ne se posant aucune question sur la relation existant entre les deux mondes. Je ne veux pas dire que des sons très élaborés ou « spectaculaires » soient toujours mauvais, c’est simplement en fonction de la musique.
Justement, comment travailles-tu sur cette relation entre la programmation des sons et la musique ?
Je pense que d’un côté on a le travail plus proprement « timbral » qui est un travail de collaboration entre moi et Stockhausen et de l’autre côté on a les aspects « interprétatifs » de la programmation : comment régler l’instrument par rapport aux besoins de l’interprétation, la dynamique, les glissandi… En général quand je programme je regarde la partition et je fais un plan théorique des sons, combien sont-ils, s’ils sont sensibles et comment ils le sont. Parfois, il est plus pratique au niveau de l’interprétation de ne pas avoir de sensibilité dynamique pour certains passages, ou d'autre fois il est nécessaire qu'un paramètre soit « automatisé » et au lieu de le faire par des contrôles en temps réel, j’essaie de faire tout « à la main » ou « aux pieds ! ». C’est une question de pratique, par exemple pour Tierkreis j’ai demandé à Stockhausen comment je devais travailler et lui m’a conseillé de travailler sur 12 sons de cloches différents. J’ai fait mon boulot et quand j’ai lui fait écouter le premier son il a dit : « No, ça c’est trop “bravo” »
"Bravo" ?
Oui. [rires] « Je dois faire quelque chose » - il m’a dit - et comme ça on a commencé à expérimenter avec des sons multitimbraux en mélangeant différents intervalles parallèles comme dans l’orgue. On a travaillé une semaine entière.
Mais il n’était pas prévu dans la partition la possibilité d’utiliser des sons multitimbraux…
Non, la version originelle de Tierkreis (3) est pour carillon, c’est une composition des années 70, après il a écrit différentes versions pour piano et voix ; la version pour synthétiseur et voix prend en compte les possibilités de l’instrument mais sans écriture particulière. Dans le Klavierstück XVI le travail est un peu différent parce que c’est une composition pour piano, synthétiseur et bande, mais les parties de piano et de synthétiseur n’existent pas, seule existe la partition de la bande, dans laquelle l’interprète doit choisir les notes qu’il va jouer. La bande est composée de sons d’animaux, de voix et de bruits qui sont notés d’une façon traditionnelle et on doit choisir quelles notes on va reproduire, en pouvant changer la hauteur des notes d’octave. Chaque interprète va donc créer sa propre version.
En revenant à l’instrument et à l’instrumentiste, tu dois avoir eu des problèmes au niveau de la dynamique : quelle est ton approche des possibilités dynamiques du synthétiseur ?
La dynamique est fort différente de celle du piano parce qu’il n’y a pas un corps sonore qui est lié à l’instrument. Je veux dire que la source de la vibration – le haut-parleur - est séparé du corps de l’instrument et il peut être placé ici ou là ; de plus, le jeu de Stockhausen à la console peut varier le volume pendant l’exécution en concert. J’ai mes moniteurs, mais dans certaines conditions il est difficile de régler le geste par apport à la dynamique.
Tu veux dire qu’en concert tu as une perception partielle de la dynamique et de l’équilibre général ?
Oui. Normalement la scène est à la limite du périmètre des enceintes et tu peux compter essentiellement sur ton moniteur.
Et je pense ça doit être problématique, surtout quand tu joue avec d’autres instrumentistes « acoustiques » ?
Si je pouvais régler mes moniteurs à un niveau qui aurait le même « range » dynamique qu’un instrument acoustique, alors ça pourrait aller, mais les sons du synthétiseur sont beaucoup plus utilisés dans le jeu de spatialisation de Stockhausen. Les instruments acoustiques gardent toujours leur localisation spatiale, tandis que les sons électroniques, par le fait même qu'ils sortent d’un haut-parleur, se prêtent mieux à la construction de l’espace sonore. Donc mes moniteurs ne peuvent jamais être mis à un niveau tel qu’ils constituent un point toujours localisable dans l’espace. C’est un équilibre difficile.
Est-ce que tu as une perception du jeu de spatialisation durant la performance ?
Très partielle, et quelquefois même frustrante, parce que quand la situation dynamique et spatiale devient très complexe, et – de mon point d’écoute sur la scène – tu entends ton son aussi de l’autre coté de la salle. Parfois, cela peut te confondre, surtout en ce qui concerne l’équilibre dynamique. Je suis conscient que dans la salle tout « est mieux », le moniteur te donne seulement « une » dimension.
En revenant à l’instrument : quels sont les conseils que tu peux donner aux fabricants de synthétiseurs ?
Première chose : que les boutons ne se cassent pas une fois par an. Kurzweil pour ça est terrible, moi je dois le réparer une fois par an et toujours dans une période où j’ai beaucoup de concerts. Et après on doit aller à l’usine, qui te dit « Oui, dans deux semaines … » et il faut payer très cher seulement pour un bouton. Toujours à propos de Kurzweil, c’est la compatibilité. J’avais une création mondiale de la version pour deux synthétiseurs et flûte de Kinderfanger et le bouton ne marchait plus, on a amené le synthé à Cologne et « Oui, dans deux semaines… », donc il nous a fallu en acheter un nouveau et on a pris le K2600, le dernier modèle. Je voulais donc charger les sons que j’avais programmés sur le K2500 et ils sont incompatibles… c’est un étonnant manque de professionnalisme mélangé avec des intérêts économiques… pas d’espace pour la musique.
Ah ! Et une autre chose embêtante est le clavier … il fait trop de bruit. Surtout pour enregistrer en studio. Une fois, on enregistrait une composition pour deux synthétiseurs et flûte et quand on a réécouté l’enregistrement, dans la piste de la flûte, au fond, il y avait ces tak-tik-tatak…. terrible ; il est conçu pour la musique pop, où normalement l’ambiance est beaucoup plus bruyante et les niveaux sonores ont moins de nuance. Une autre chose bruyante est le ventilateur…
Mais les boutons aussi, on les entend bien…
C'est un autre problème ; il est quand même pratique d’entendre que tu as changé, mais peut être un peut moins fort. Parfois, quand on est dans un passage complètement doux et tranquille… pause… click ! Certainement, on peut utiliser la pédale pour changer, mais les pieds ne sont pas toujours libres. Un autre problème, qui n’est pas directement lié à l’instrument quant à la performance, est la visibilité des pédales : parfois tu as 4-5 pédales et comme Stockhausen n’aime pas qu’on illumine les pieds, il est parfois difficile de les trouver. Autre chose par rapport aux pédales de volume, c’est la capacité de pouvoir reconnaître l’inclinaison, pour ça je dois jouer ou à pieds nus, ou avec des chaussures très souples, pour avoir une sensibilité.
J’ai vu que tu n’utilise pas de pédales MIDI pour le volume.
J’utilise toujours des pédales analogiques, parce qu' elles te permettent un contrôle plus linéaire et précis et elles ont plus de « course »… Mais la plus grande révolution qui doit arriver est l’élimination des câbles [rires].
Est-ce que tu trouves qu’il y a une différence entre le concert et le travail en studio ?
Bien sûr ! Une fois Stockhausen m’a fait un commentaire à propos de ça, il a dit : « Quand je fais un CD, je veux que le résultat soit quelque chose qu’il est impossible d’avoir en concert, mais en concert je veux quelque chose qu’il est impossible de graver sur un CD ». Tu vois Düfte Zeichen (4), dans la version pour bande multipiste. On a tous les détails, notamment sur des passages aléatoires : dans la partition, derrière chaque solo ou duo qui est mis en premier plan, il y a des passages qui sont quand même écrits, mais qui ne sont pas fixés par rapport au temps. Et lors de la création mondiale a Salzbourg, cet élément-là n’était pas du tout mis en évidence, tandis que dans la version pour bande il sonne beaucoup plus clair et l’espace aussi. Il s’agit d’une version musicalement parfaite. Naturellement, c’est aussi une différence perceptive : lorsqu’on voit les chanteurs qui bougent dans l’espace, on écoute différemment que si seul le son bougeait. Pour Engel Prozessionen, c'était la même chose, parce que la vue des sept groupes choraux qui se meuvent dans l’espace était chargé d'émotions, mais au niveau musical ce n’était pas parfait.
C’est un peu le discours qu’il a fait dans la première rencontre à Bologne sur la « responsabilité sonore » que le compositeur a depuis l’apparition des supports de fixation. C’est-à-dire que le compositeur peut fixer en studio sa version « idéale» du point de vue du discours musical.
Oui, c’est ça.
Et quel est l’élément qui te plaît le plus dans la musique de Stockhausen ?
L’humour. Il a beaucoup d’humour et sa musique aussi. Est-ce que tu connais Mantra pour deux pianistes ?
Oui.
Je trouve qu’il y a là un « délicat humour », sans excès. La musique contemporaine n’a normalement pas d’humour et moi je suis une personne joyeuse. Stockhausen est fort sérieux dans le travail mais il a beaucoup d’humour.
Bien, je vois qu'Hubert est arrivé, donc pardonne-moi, mais on va répéter un peu pour le concert de ce soir.
Merci beaucoup et à la prochaine.
Merci à toi.
(propos recueillis et traduits de l’espagnol par Fabrizio Rota)
(1) Synthi-Fou (Klavierstück XV) pour instruments électroniques à clavier et bande (1991). Dans l’édition intégrale des œuvres de Stockhausen (Stockhausen Verlag) le CD n° 42 est un double dont le deuxième CD contient les exemples sonores des sons programmés par Simon Stockhausen avec l’indication des synthétiseurs et échantillonneurs utilisés.
(2) Licht est un cycle monumental de sept opéras, un pour chaque jour de la semaine, commencé en 1977 et terminé en 2003. Les trois personnages principaux sont Michael, Eva et Lucifer.
(3) Tierkreis (Zodiaque) est une composition de 1974 pour carillon de laquelle existent différentes versions pour instrument harmonique et voix dont la dernière de 2003 est celle pour synthétiseur et voix de ténor.
(4) Düfte Zeichen (Fragrances-Signes) est la IVe scène de Sonntag aus Licht, composée en 2002 pour sept voix plus voix d’enfant, synthétiseur et projection du son.